LE RÉEL, C'EST LE RÉEL

Bois, craie, texte, 2014
Production : Ville de Créteil
Projet réalisé pour D'un Monde à l'Autre - 4è édition - "Les Mathématiques et le Réel"

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Deux paraboles (l’une écrite, l’autre déployée dans l’espace de la galerie) posent la question de la définition du réel. Le cadre plastique de l’installation repose sur le recours à la fiction et à l’archétype du tableau noir comme supports de développement de la pensée.

Chaque année la résidence D’un Monde à l’Autre fait se rencontrer brièvement un artiste et un scientifique. Pour cette édition, c’est le mathématicien Cyril Imbert directeur de recheche au Laboratoire d’Analyse et Mathématiques Appliquées (UPEC-CNRS) qui a été mis à contribution. L’installation a été produite lors de la résidence d’un mois qui a suivi la rencontre.

Aujourd’hui a eu lieu une chose que je n’aurais pas cru pensable. Je n’ai pas la moindre idée ni le moindre souvenir de la manière dont cela a pu arriver mais c’est arrivé. Je suis parvenu à circonscrire le réel à la surface de mon tableau. Tout ce qui existe, toutes les choses qui sont, se trouvent à présent là, contenus dans la portion d’espace sur laquelle je n’avais jusqu’alors développé que d’ingénieuses mais incomplètes stratégies de déchiffrement de la réalité. Providentielle inspiration ou bien prodigieux effort fourni par mon esprit – qui m’aurait laissé en état de choc amnésique – je ne peux m’expliquer avec certitude comment cette simplification inespérée s’est produite. Mais l’exaltation qui m’envahit balaie vite cette question et, par un puissant effet d’entraînement mécanique, décuple la concentration avec laquelle je décide de prendre la mesure du réel.

 Je commence par tracer patiemment à la craie le nombre des choses qui le composent. L’un après l’autre, les bâtonnets blancs se détachent nettement sur le fond noir. Il y a bien trente six façons de représenter un nombre. Parmi elles, les bâtonnets de dénombrement ont l’avantage de représenter visuellement une grandeur. Ils gardent la mémoire de la mesure passée et croissent avec la mesure en cours. Malheureusement cette représentation pourtant exacte de mon effort devient rapidement confuse. A chaque nouveau trait mon cerveau peine un peu plus à percevoir le sens de cette totalité qui grandit sous mes yeux. Pour simplifier ma tâche je regroupe les petits traits par ensembles de cinq, puis de dix mais la distorsion de ma perception ne s’en trouve que retardée et bientôt la confusion me reprend. Je troque alors les bâtonnets contre les dix chiffres (de 0 à 9) dont les astucieuses combinaisons permettent de représenter des nombres très grands. Je reprends le travail. Peu à peu, je perds la notion du temps qui s’écoule à mesure que s’égrainent les unités et c’est dans un état proche de l’hallucination que je me vois approcher le milliard, soit le chiffre 1 suivi de neuf fois le chiffre 0.


Pressentant l’imminent retour du problème de distorsion de ma perception, je m’apprête d’abord à changer à nouveau ma notation pour exprimer ce nombre sous la forme de 10 à la puissance 9. Mais quelque chose me retient. Je sors lentement de la frénésie qui m’a poussé à atteindre ce nombre énorme, tellement grand qu’il me semble étranger. Aussi certainement que deux et deux font quatre, je comprends qu’arrivera le moment où je porterai à son tour ce nombre à la puissance 9 et que toute chance d’y trouver un quelconque sens sera inexistante. Même si je parvenais à un nombre plus grand que l’univers lui-même, il ne s’agirait malgré tout que d’un simple fragment du réel. Puis je réalise que ma propre existence est elle aussi inscrite sur la surface noire du tableau et que je ne parviendrai jamais à rencontrer totalement ce dont je ne suis en somme qu’une partie. Mais curieusement, je ne ressens nulle déception, nul désespoir de voir mon entendement terrassé par la réalité dont j’essaie de rendre compte. J’entrevois au contraire une nouvelle et prometteuse perspective.


 Le réel est le réel et il n’est rien d’autre. Il est tout ce qui est et rien d’autre n’existe. Il comprend la totalité des choses qui sont, y compris les représentations de ces choses, les désirs qu’elles suscitent, la déception de ces désirs et les frustrations qui en découlent. Il comprend même sa propre description, ce qui le rend précisément difficile à décrire et à saisir. Aucune carte, aucune image satellite, aucune street-view ne saurait être aussi précise, aussi juste, que le territoire lui- même. C’est l’absolue proximité du réel qui le tient paradoxalement à distance. Le réel est le réel. Je réalise que c’est la seule chose que je puisse affirmer avec la certitude de ne pas me tromper. L’idée que tout se résume à ce simple énoncé, que tout mon travail soit une immense tautologie m’aurait autrefois fait horreur. Aujourd’hui cette inquiétante idée me rassure parce que je comprends désormais qu’elle est en fait un commencement, une fatalité féconde. C’est avec elle que je peux enfin consentir au réel tel qu’il est, et loin de m’y résigner, de le subir ou de m’y soustraire, je peux sereinement entreprendre d’en occuper à nouveau les portions déjà familières comme d’en arpenter les étendues les plus reculées. Le terrifiant et trompeur vertige du nombre infini des choses se change en une réelle joie du réel.


 C’est avec l’esprit plus affûté que jamais, les cinq sens en état d’éveil parfait que je reprends mon exploration. Je ne pense plus à tenter d’estimer la longueur de ma liste. J’ignore jusqu’où elle me mènera mais je sais qu’elle est simple à dresser. Je ne manque ni de craie ni de détermination.

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