Pressentant l’imminent retour du problème de distorsion de ma perception, je m’apprête d’abord à changer à nouveau ma notation pour exprimer ce nombre sous la forme de 10 à la puissance 9. Mais quelque chose me retient. Je sors lentement de la frénésie qui m’a poussé à atteindre ce nombre énorme, tellement grand qu’il me semble étranger. Aussi certainement que deux et deux font quatre, je comprends qu’arrivera le moment où je porterai à son tour ce nombre à la puissance 9 et que toute chance d’y trouver un quelconque sens sera inexistante. Même si je parvenais à un nombre plus grand que l’univers lui-même, il ne s’agirait malgré tout que d’un simple fragment du réel. Puis je réalise que ma propre existence est elle aussi inscrite sur la surface noire du tableau et que je ne parviendrai jamais à rencontrer totalement ce dont je ne suis en somme qu’une partie. Mais curieusement, je ne ressens nulle déception, nul désespoir de voir mon entendement terrassé par la réalité dont j’essaie de rendre compte. J’entrevois au contraire une nouvelle et prometteuse perspective.
Le réel est le réel et il n’est rien d’autre. Il est tout ce qui est et rien d’autre n’existe. Il comprend la totalité des choses qui sont, y compris les représentations de ces choses, les désirs qu’elles suscitent, la déception de ces désirs et les frustrations qui en découlent. Il comprend même sa propre description, ce qui le rend précisément difficile à décrire et à saisir. Aucune carte, aucune image satellite, aucune street-view ne saurait être aussi précise, aussi juste, que le territoire lui- même. C’est l’absolue proximité du réel qui le tient paradoxalement à distance. Le réel est le réel. Je réalise que c’est la seule chose que je puisse affirmer avec la certitude de ne pas me tromper. L’idée que tout se résume à ce simple énoncé, que tout mon travail soit une immense tautologie m’aurait autrefois fait horreur. Aujourd’hui cette inquiétante idée me rassure parce que je comprends désormais qu’elle est en fait un commencement, une fatalité féconde. C’est avec elle que je peux enfin consentir au réel tel qu’il est, et loin de m’y résigner, de le subir ou de m’y soustraire, je peux sereinement entreprendre d’en occuper à nouveau les portions déjà familières comme d’en arpenter les étendues les plus reculées. Le terrifiant et trompeur vertige du nombre infini des choses se change en une réelle joie du réel.
C’est avec l’esprit plus affûté que jamais, les cinq sens en état d’éveil parfait que je reprends mon exploration. Je ne pense plus à tenter d’estimer la longueur de ma liste. J’ignore jusqu’où elle me mènera mais je sais qu’elle est simple à dresser. Je ne manque ni de craie ni de détermination.